Calendrier de l'avent 2022

1er décembre 2022

— Gab, tu tombes bien ! Passe-moi la guirlande, la bleue devant toi.

Marie-Cannelle était jonchée sur un escabeau et tentait, tant bien que mal, de fixer les premières décorations de noël dans la vitrine de la petite boutique. Au sol, les nombreux cartons laissaient entrevoir une quantité astronomique de guirlandes, bibelots, décorations en tous genres et autres boules en verre de toutes les couleurs.

— Tu ne crois pas que c’est un peu tôt pour ça ! On n’a pas encore passé la Toussaint ! Mélie aurait attendu, elle…

Marie-Cannelle suspendit son geste, piquée au vif. Une larme apparut au coin de son œil, vite balayée d’un revers de la manche.

— Oh, pardon Caramel, je n’aurais pas dû dire ça…

La jeune femme haussa les épaules et descendit de son perchoir.

Marie-Cannelle était une femme étonnante. D’un naturel enthousiaste quoi qu’il arrive, elle avant grandi entre mer et terre. Elle arborait ce jour-là, une robe virevoltante aux couleurs de noël qui mettait en valeur ses formes généreuses. Ses cheveux frisés étaient relevés en un chignon flou dont s’échappaient quelques mèches rebelles.

Sans un mot, elle referma l’escabeau, l’empoigna et se dirigea vers la réserve.

— Très bien, tu as raison, je remballe, lança-t-elle d’un ton qui ne supportait pas la contradiction.

Les cartons furent à leur tour posés sur les étagères, loin du regard curieux des passants et des rares clients, et Marie-Cannelle reprit sa place derrière le comptoir.

— Tu voulais quelque chose Gabriel ?

L’homme soupira. Grand et fin, il était le total opposé de son amie. Aussi blond qu’elle était brune, Gabriel était plutôt du genre taiseux, comme le sont les gens de la mer. Islais de naissance, il n’avait quitté le foyer familial que pour faire ses études et revenait bien vite retrouver le calme et la quiétude à Port-Joinville.

— Non, rien, Marie-Cannelle, répondit-il sur le même ton ironique, avant de lui tirer la langue et d’éclater de rire.

Les deux jeunes gens ne parvenaient pas à rester fâchés très longtemps. Amis de longue date, ils avaient fait les quatre cents coups ensemble, tant sur l’île que sur le continent, au gré des visites que l’un et l’autre se rendaient.

— Le cargo est un peu en retard, alors j’ai pensé que tu m’offrirais un café avant que je ne remonte à l’atelier.

— A cause de la tempête ? Elle n’a pas été si forte pourtant !

— Non, problème mécanique, à ce qu’il parait…

— Encore ? Bon, je te laisse monter faire couler le café, j’attends de la visite.

L’homme ne se fit pas prier. Il grimpa quatre à quatre l’escalier qui conduisait à l’étage. Il connaissait les lieux comme sa poche. Aussi ne prit-il pas trop de temps à préparer la boisson chaude dont il avait besoin. D’une voix forte, il héla son amie, annonçant l’arrivée imminente de deux tasses fumantes, remplies à ras bord d’un liquide noir parfumé.

— J’ai vu que tu avais du café Bourbon pointu là-haut ! Madame a des goûts de luxe !

Marie-Cannelle sourit.

— Mon père…, lança-t-elle comme une excuse, en s’installant dans un fauteuil Voltaire qu’elle avait fait refaire en toile taupe.

Gabriel allait s’installer à son tour lorsqu’un concert de klaxons retentit au loin. Un homme bourru, à la barbe fournie et au teint buriné par le soleil ouvrit la porte d’un geste vif.

— Dis donc, Gabriel ! Tu as pris la rue pour un parking ? Comment on passe, nous, si tout le monde fait comme toi !

— Oh, j’arrive Jean.

Il se tourna, penaud, vers son amie en riant sous cape.

— Bon, Caramel, je file ! Tu passes manger ce soir ?

— Oh, euh, je ne sais pas…

— Marie ! On est jeudi !

— Bon d’accord…

Sur l’île, les traditions étaient ancrées dans le roc. C’étaient elles qui rythmaient le quotidien des habitants. Par exemple, tous les ans en janvier, le bal des ratas lançait l’année… Marie-Cannelle et Gabriel s’étaient aussi créé leurs propres rituels. Le dîner du jeudi soir en faisait partie. Ils se retrouvaient invariablement chez Gabriel, mangeaient à la va-vite, lançaient une partie de karaoké et chantaient à s’en faire mal à la gorge.

Gabriel parti, le calme revint dans la petite boutique de Marie-Cannelle. Elle profita de la tranquillité pour observer la décoration. Interrompue dans ses préparatifs par son ami d’enfance, elle avait l’impression qu’un coup de baguette avait parsemé de-ci, de-là quelques couleurs de noël sans pour autant avoir achevé le travail. Qu’aurait fait Mélie ? songea-t-elle. Après mûres réflexions, il fallut pourtant admettre que Gabriel avait raison. Mélie aurait attendu que la Toussaint soit passée pour sortir les guirlandes et les boules. Tant pis, la magie de noël attendra un peu

Elle trouva le réconfort en déposant sur une table en chêne patiné un grand réchaud de camping. Elle installa ensuite dans un plateau de petits bocaux de verre, descendit de la cuisine de l’étage des paquets de sucre, des pots de crème fraîche et des plaquettes de beurre. La bouilloire avait permis de chauffer assez d’eau pour un bain-marie. Tandis que la crème s’y réchauffait tranquillement, Marie-Cannelle alluma le réchaud sans tarder. Une belle bassine en cuivre y trouva refuge pour accueillir une quantité importante de sucre et quelques millilitres d’eau. Peu à peu, le mélange brunit, parfumant l’air d’effluves sucrées et délicates. Alors qu’elle versait délicatement la crème dans le caramel, des crépitements se faisaient entendre pour son plus grand plaisir. Bientôt il ne manqua plus à la préparation que le beurre salé coupé en morceaux. Mélangeant avec entrain, Marie-Cannelle reproduisait consciencieusement les gestes de générations d’islaises qui l’avaient précédée. Avant de couler le liquide brun doré dans les bocaux à cet effet, elle ajouta discrètement quelques gouttes de rhum tirées d’une flasque qu’elle gardait sous son comptoir. Recette de famille, répondait-elle inlassablement lorsqu’on lui demandait quel était le secret de son caramel.

Contrairement à ce que pouvaient penser certains, c’était de cette passion pour le caramel au beurre salé que Marie-Cannelle tenait son surnom, et non de la couleur pain d’épices de sa peau.

L’après-midi passa tranquillement, au rythme des pots qui se ferment avant d’être laissés tête en bas pour refroidir. Marie-Cannelle prit le temps de sortir d’un vieux buffet une plume et un encrier. Elle prépara les nouvelles étiquettes qui rejoindraient les pots de verre, attachées à une ficelle de chanvre. Caramel de Mélie, année 2022, y inscrivit-elle consciencieusement. Peu avant l’heure du goûter, deux clients poussèrent la porte, sans autre but que de satisfaire la curiosité qu’inspirait l’endroit. De son rendez-vous, pas de nouvelles. Le vendeur avait sans doute trouvé mieux à faire…

La nuit n’allait pas tarder à tomber, il était sans doute temps de baisser le rideau. Même si l’électricité était installée depuis longtemps dans l’île, Mélie n’avait jamais souhaité remplacer la grille accordéon qui fermait la boutique par un rideau motorisé. Marie-Cannelle, à son tour, avait fermement refusé ce modernisme superflu, qui n’aurait fait que gâcher, selon ses propres termes, la façade et la boutique en masquant le soleil.

Quittant la rue du Coin du Chat d’un pas tonique, elle se dirigea vers le port où était garée la vieille R5 rouge de Mélie. Elle jeta à côté d’elle sa besace en tissu écailles de poisson doré et bleu, lança une playlist dont les sonorités rappelaient d’autres îles lointaines et rejoignit la maison de Mélie, au pied du Grand Phare. Du haut de ses trente-trois mètres, il dominait de son imposante forme carrée la partie septentrionale de l’Île-d’Yeu, sur laquelle s’était installée Marie-Cannelle quelques années auparavant. Il avait été construit là, sur la Butte de la Petite Foule, pour protéger les marins des récifs du nord-ouest, comme les Chiens Perrins ou Basse Flore, qui avaient à eux-seuls causés bon nombre de naufrages.

Accueillie avec entrain par Pomme, sa jeune chienne et fidèle compagne, Marie-Cannelle ouvrit le grand portail et s’avança dans la cour. Le vent recommençait à souffler lorsqu’elle pénétra dans la petite maison basse. Les grosses tempêtes d’automne n’étaient pas loin. S’engouffrant dans le moindre interstice, il faisait en quelque sorte partie du folklore de l’île. Petite, Marie-Cannelle en avait une peur bleue. Elle se cachait sous les couvertures, se bouchant les oreilles pour échapper au bruit. Mais elle s’y était progressivement habitué, appréciant d’être au chaud sous un plaid ou une couette lorsque, les nuits, il venait siffler autour des bâtiments. Il était presque comme un ami de passage qui venait frapper pour se rappeler à son bon souvenir. Parfois même, lorsque le vent se levait en journée et qu’elle n’était pas attendue à la boutique, elle enfilait à la hâte son ciré et ses grandes bottes et allait se marcher le long de la piste de l’aérodrome, observant la mer déchaînée et les gerbes d’eau qui s’élevaient haut lorsque les vagues s’écrasaient sur les rochers.

Mais l’heure n’était plus aux rêveries. Marie-Cannelle avait à peine le temps de nourrir les trois grasses, ainsi qu’elle surnommait les poules qui avaient trouvé refuge dans la grange, avant de rejoindre le quartier de La Croix, à l’autre bout de l’île, où vivait Gabriel…

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