Calendrier de l'avent 2022

2 décembre 2022

La soirée avait été placée sous le signe de la rigolade. Marie-Cannelle et Gabriel s’en étaient donné à cœur joie, au grand damne d’Érine, la petite amie de Gabriel. Elle restait bien souvent dîner avec eux mais s’esquiver dans le bureau dès que les premières notes de musique retentissaient.

— Je ne veux pas assister à ce carnage, répétait-elle à chaque fois. Et j’ai des copies à corriger…

Marie-Cannelle la regardait partir, sans un mot, tandis que Gabriel laissait entendre que ça lui était égal. Ni l’un ni l’autre ne la retenait, cependant, préférant conserver pour eux seuls ces moments de fou-rire et de complicité qu’ils partageaient depuis longtemps. Et si Érine n’était pas conviée à la soirée du jeudi, elle n’était cependant pas en reste. Elle partageait sa vie avec Gabriel et s’offrait un après-midi par mois en compagnie de Marie-Cannelle, pour une virée entre filles, bien souvent sur le continent.

Le vendredi matin, Marie-Cannelle avait toujours un peu de mal à quitter les bras de Morphée. Fort heureusement, Pomme débarquait dans sa chambre à sept heures pétantes, réglée comme du papier à musique et à force de jappements et de léchouilles, parvenait à tirer sa maîtresse hors du lit pour une promenade matinale. Ensuite Marie-Cannelle se préparait, passait à la supérette chercher du pain sur le chemin de la boutique et prenait son petit-déjeuner, comme tous les jours, au comptoir du Bazar de Mélie. Elle se faisait l’impression d’infidélité envers son ami Gabriel, boulanger de Port-Joinville, mais le vendredi était son jour de repos et la boulangerie était fermée. Seule la supérette de Lucie, qui faisait dépôt de pain, permettait à Marie-Cannelle de prendre un petit déjeuner digne de ce nom.

Du pain frais, du caramel au beurre salé à la place de la confiture et un café au lait, voilà ce dont elle avait besoin pour commencer sa journée. Elle y avait été initiée par Mélie, du temps où c’était elle qui tenait la boutique. Et Marie-Cannelle s’attachait à perpétuer les traditions. Elle était comme ça, elle n’aimait pas le changement. Ou alors, il devait être radical.

Le Bazar de Mélie était une petite boutique très claire et chaleureuse. Il émanait d’elle une atmosphère apaisante, loin de l’ambiance aseptisée des nouveaux magasins qui ouvraient dans le centre-ville chaque printemps, pour fermer définitivement dès que l’hiver toquait aux portes. Les commerçant d’un jour, ou plutôt d’une saison, ne mesuraient pas la baisse de fréquentation sur l’île durant la morte saison. En été, l’île pouvait dépasser les 38 000 habitants, dont une grande majorité de touristes, alors que les islais ne représentaient que 4 800 habitants. Un petit village sur une île pas si petite que cela.

Marie-Cannelle y vendait des trésors qu’elle glanait de droite et de gauche, qu’on lui confiait ou qu’elle ramenait de ses visites sur le continent. La boutique d’antiquités, qui ne portait de cette période que le nom, était un charmant mélange de bric-à-brac, de cabinet de curiosité et de musée de l’Histoire de la marine. Chaque semaine, la charmante propriétaire prenait le temps de réagencer sa boutique, mettant en valeur tantôt une huile sur toile, tantôt une réplique d’ancre de navire célèbre. Marie-Cannelle connaissait par cœur l’ensemble de son catalogue et était intarissable sur l’histoire des pièces qu’elle disposait. Elle aimait raconter ce qu’elle en connaissait aux clients de passage.

Cette semaine, Marie-Cannelle avait jeté son dévolu sur un ciré ancien frappé aux armes de la Société centrale de sauvetage des naufragés et une lampe-tempête, ainsi qu’une prise de vue de l’ancien Grand Phare, avant sa destruction lors de l’Occupation. Un journal venant de la maison du Maréchal ainsi qu’une lampe en bois flotté se disputaient la vedette sur une grande commode anglaise, sans doute rapportée par un navire de passage, en partance pour l’Espagne.

À des touristes de passage, sans doute parmi les derniers de la saison, elle avait expliqué que le journal était celui d’une gouvernante. Respectueuse du patrimoine, elle en avait dans un premier temps proposé l’acquisition aux Archives nationales, qui avaient décliné l’offre, jugeant le cahier trop banal. Il ne contenait que quelques listes de commissions faites durant les derniers temps de la détention du Maréchal sur l’Île-d’Yeu, ainsi que quelques menus. Quelles que soient les opinions que l’on pouvait s’être fait du Maréchal, ce journal représentait malgré tout une page de l’Histoire…

Alors que Marie-Cannelle cherchait dans la réserve une ménagère en cuivre à suspendre dans l’âtre d’une cheminée, un couple de Britanniques franchit la porte de la boutique.

— Je suis à vous dans un instant ! cria Marie-Cannelle depuis l’arrière de la boutique.

Tandis qu’elle déposait sur une étagère la pile d’assiettes qu’elle tenait dans les mains, les clients commencèrent à déambuler dans la boutique. Ils s’intéressèrent à divers objets, les admirant avant de les reposer délicatement.

— Vous cherchez quelque chose en particulier ?

La dame, d’une cinquantaine d’année, lui sourit d’un air contrit pour lui faire comprendre qu’elle ne parlait pas français. L’homme, lui, tenta de se faire comprendre.

— Nous… hum, voulons un, comment dit-on, bougie ?

Marie-Cannelle resta interdite. Une bougie chez un antiquaire ? La demande était cocasse. Elle fouilla quelques instants sous son comptoir en zinc.

— Une bougie, like that ? dit-elle en leur tendant une bougie parfumée qu’elle gardait pour noël.

No! No! No! No! No! Un bougie like that one ! s’exclama-t-il en pointant la lampe tempête.

Marie-Cannelle éclata d’un rire franc et communicatif. Il y avait dedans toute la chaleur des îles lointaines, les parfums de vanille, de café et d’eau salée sur le sable.

— Ah très bien ! Alors c’est une lampe tempête. Elle aurait appartenu au gardien du Phare de la Pointe des Corbeaux. C’est une lampe parfaite pour se promener les soirs de grand vent…

À cet instant, un souffle puissant fit claquer la porte qui était mal fermée, faisant sursauter les occupants du Bazar.

— Comme aujourd’hui ! s’empressa-t-elle d’ajouter avec un sourire.

L’homme sourit à son tour, puis sa femme l’imita, même si elle n’avait pas compris ce dont il retournait.

— Puis-je vous demander comment vous avez trouvé la boutique ?

— Hum. On nous a indiqué. Mary and John, du pub. Ils ont dit que vous êtes iconique sur l’île.

Et ils n’avaient pas tort. Le Bazar de Mélie était devenu, au fil des années, un monument incontournable. On y venait pour dénicher la perle rare. L’objet chargé d’histoire qui achèverait une décoration. Ou le pot de caramel au beurre salé que l’on souhaitait offrir. On s’y plaisait à découvrir ou redécouvrir avec Marie-Cannelle, sa bonne humeur communicative et ses nombreuses anecdotes. Même si elle était située dans une petite rue piétonne, légèrement en retrait du centre-ville, la boutique était facile d’accès. La rue du Coin du Chat, qui portait bien son nom au regard du nombre de félins qui aimaient s’y réchauffer au soleil l’été, permettait de relier deux rues en sens unique, l’une descendant vers le port, l’autre en remontant. Les islais, qu’ils soient à pied ou à vélo, évitaient ainsi la foule estivale. Et puis Marie-Cannelle avait toujours un mot gentil ou une petite attention pour les habitants qu’elle connaissait, pour la plupart, depuis toujours.

Les Britanniques partis, Marie-Cannelle s’affaira. Elle avait décidé de faire un grand ménage dans la boutique avant la Toussaint, comme tous les ans. Il était temps de s’y mettre. Dehors, le vent soufflait toujours autant, chassant les nuages. Les derniers jours avaient été pluvieux et le soleil s’annonçait enfin.

La fin de semaine ne fut guère plus mouvementée. Quelques habitués firent une halte en remontant du marché quotidien, un touriste égaré lui demanda son chemin vers le fort et les lycéens lui firent signe par la vitrine alors qu’ils revenaient pour le week-end. En effet, l’île n’accueillait pas encore de lycée et les jeunes islais devaient se rendre sur le continent en pension pour poursuivre leur scolarité. Mais, se souvenait la jeune femme, l’ambiance entre islais semblait bonne et on se serait cru parfois en colonie de vacances lorsqu’on prenait le bateau de 5 h 15, le lundi, avec eux.

Les pêcheurs allaient et venaient chaque jour selon les marées, rythmant la vie du port et, par ricochets, celle de l’île entière. Les bateaux entraient et sortaient, suivant la mer. Le retour des marins lançait les festivités. Les étals se montaient sous des barnums et des bâches colorées. Du bleu, du jaune, du rouge. Chacun avait sa préférence, son bateau de référence. Les quelques touristes encore présents en cette période passaient de l’un à l’autre, admirant les poissons et les crustacés. Il était rare cependant qu’ils osent acheter le fruit de la pêche.

— Les continentaux ? Tous des ziroux[1], lançaient en riant les islais du port…

Quoi qu’elle en pense, Marie-Cannelle ne pouvait souvent que leur donner raison, tant les touristes semblaient dégoûter devant les cargaisons de poissons. A croire qu’ils ne mangent que du poisson tout prêt chez eux ! Et ce n’était pas si faux que ça…


[1] Ziroux : se dit d’une personne qui éprouve de la répulsion pour beaucoup de choses

https://mickaeleeloyautrice.wordpress.com/calendrier-de-lavent/(ouvre un nouvel onglet)

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