Des années plus tôt
Marie-Cannelle ne tenait plus en place. Elle passait son temps à courir entre la salle intérieure et le pont, guettant, impatiente, la vue des côtes. Le trajet prenait habituellement trente minutes mais elle avait la sensation que le navire avait quitté Fromentine depuis des lustres.
Du haut de ses neufs ans, Marie-Cannelle était devenue une grande. Cette traversée était la première qu’elle faisait seule. Après des jours et des jours de négociation, elle avait enfin pu obtenir ce qu’elle souhaitait : passer toutes les vacances de la Toussaint sur l’île, aux côtés de Mélie. Sa maman l’avait déposée à l’embarcadère. Elle l’avait regardée s’éloigner en souriant, comprenant qu’à présent, les choses ne seraient plus jamais comme avant et que son petit bébé était en passe de devenir une jeune fille.
Et voilà que la mer faisait des siennes, retardant autant que possible l’avancée du bateau. Les vagues étaient fortes, ce jour-là, le navire tanguait de la poupe à la proue, projetant des gerbes d’eau blanche à mesure qu’il frappait la houle. Certains passagers à bord étaient malades. Mais rien n’aurait pu ternir le bonheur de Marie-Cannelle.
— Jean, on y est presque ? lançait-elle avec espoir à chaque membre d’équipage qui passait non loin d’elle.
Et les hommes se contentaient de lui sourire en secouant la tête.
Encore une vague. Puis une autre. Puis encore. Le bateau semblait une coquille de noix perdue dans l’immensité de la mer. Était-ce que ce ressentaient les marins-pêcheurs, lorsqu’ils partaient par gros temps ? Marie-Cannelle observait les touristes penchés au-dessus de sacs en papier. Elle n’était, elle, pas du genre à se laisser impressionner par les flots. Petite-fille de marin, arrière-petite-fille de marin, arrière-arrière-petite-fille de marin, elle avait le sang aussi salé que la mer, lui disait Mélie, et savait se tenir droite sans se laisser prendre par la nausée.
À mesure qu’ils avançaient vers l’île, l’enthousiasme de Marie-Cannelle grossissait avec la mer. Mais bientôt, alors que le navire descendait d’une nouvelle vague puissante, la jeune fille sembla apercevoir un trait sombre à l’horizon. Peu à peu, les contours se firent plus net. Elle entraperçut un trait blanc, droit comme un i, fendre le ciel. Son cher phare, celui qui abritait depuis neuf ans et demi, ses joies et ses peines, ses aventures et ses déconvenues. Elle avait appris à faire du vélo dans sa cour. Elle se réfugiait, les jours de pluie, dans l’ancien logement du gardien, en compagnie de Gabriel, et ils y passaient leur temps à jouer aux cartes, bien à l’abri des éléments…
L’île semblait à la fois si proche et si loin. La traversée n’en finissait pas. Marie-Cannelle avait pourtant l’impression qu’elle pouvait toucher l’île des doigts. Enfin, après avoir patienté encore, à son grand désespoir, elle put voir les maisons de Port-Joinville. Le port se dessinait. Quelques bateaux de pêche étaient encore au mouillage. Le débarcadère se trouvait au bout du chenal. Le grand bâtiment de la compagnie maritime masquait la vue sur les personnes qui attendaient les voyageurs, mais la petite fille crut distinguer au bout du quai une tâche verte, la R5 de Mélie. Trépignant d’impatience devant le portillon qui bloquait la sortie, Marie-Cannelle souriait à pleines dents. Ou du moins, ce qui en restait, la petite souris ayant fait son affaire de trois incisives et une canine récemment.
Enfin, le bateau entama ses manœuvres d’approche. Le capitaine coupa les moteurs un temps puis les inversa. Le navire ralentit, glissant silencieusement sur l’onde plus calme du port, et la poussée inverse lui permit de se stabiliser contre le quai dans un dernier soubresaut. Les marins eurent à peine le temps d’amarrer le bateau que déjà Marie-Cannelle s’engageait sur la passerelle, rejoignant la terre qu’elle avait guetté si longtemps.
— Mélie, s’écria-t-elle en s’élançant vers la vieille dame, laissant derrière elle sa valise.
— Oh ma chérie, viens-là que je t’embrasse ! La traversée n’a pas été trop rude ?
Autour d’elles, les passagers passaient en souriant. Nombreux étaient les habitués, qui connaissaient bien Mélie.
— Il y a une surprise pour toi là-bas, ma petite Caramel.
Les yeux de la petite fille, pétillant de bonheur, se firent plus grands encore.
— Ne traînons pas, reprit la vieille dame. C’est que le programme est chargé !
Attrapant d’un geste assuré la petite valise et serrant dans son autre main la main de son aïeule, Marie-Cannelle la suivit, aux anges. Elle imaginait sans peine ce qui l’attendait : cours de cuisine, jeux de société, café chez les voisins et journées au Bazar ou à vadrouiller dans l’île en compagnie de son complice de toujours, Gabriel. Et justement, le petit garçon brun aux yeux clairs l’attendait dans la voiture !
Le destin de Marie-Cannelle et de Gabriel étaient liés bien avant leur naissance. Jean-Noël, feu le mari de Mélie, était ami avec Aimé, le grand-père de Gabriel, depuis que ce dernier avait sauvé Jean-Noël de la noyade, un soir de mars, alors que la tempête faisait rage. Aimé était l’un des volontaires de la Société centrale de sauvetage des naufragés. Il avait été appelé, ainsi que ses collègues, pour un navire en perdition face au Port de la Meule. Luttant contre les éléments, la petite embarcation avait pu rejoindre tant bien que mal le bateau de pêche et les deux marins à bord avaient été sauvés. L’amitié entre Aimé et Jean-Noël était née de la mer et rien n’aurait pu les séparer. À leur tour, leurs filles avaient grandi proche l’une de l’autre, comme deux sœurs. Et elles avaient donné naissance à Marie-Cannelle et Gabriel un même jour de tempête, dans le minuscule hôpital de l’île, alors que l’hélicoptère qui était censé les transporter à terre était cloué au sol par les vents violents.
Les deux enfants avaient grandi ensemble, et lorsque, à six ans, Marie-Cannelle avait suivi ses parents pour s’installer à Fromentine, ils s’étaient juré une amitié sans faille. Ils se retrouvaient avec un bonheur intense à chaque période de vacances. Et lorsqu’ils étaient séparés, ils avaient pour habitude de s’écrire, chipant à l’occasion les téléphones portables de leurs mamans respectives.
« Message pour Gabriel : J’ai trouvé sur la plage de nouveaux coquillages pour ta collection. Je te les apporte à ma prochaine escale. »
« Message pour Caramel : Quand est-ce que tu viens ? On pourra monter au Phare des Corbeaux, Papi a le droit maintenant. »
Dans la voiture qui les ramenaient vers la maison de Mélie, les discussions allaient bon train. Les enfants organisaient leur plan de bataille pour les dix jours que Marie-Cannelle passerait sur l’île. Il comprenait des sorties sur les plages, un pique-nique dès que le temps le permettrait, des après-midis dans l’ancien logement du gardien et une grande chasse au trésor dans les réserves du Bazar de Mélie. Une « soirée ciné pyjama » serait aussi organisée chez les parents de Gabriel, à grand renfort de pizzas et pop-corn.
Marie-Cannelle aimait beaucoup la boutique de sa grand-mère. Elle adorait chiner, fouiner, observer les divers objets et leur inventer une vie. Elle accompagnait également Mélie lors des visites qu’elle faisait dans les vieux logements, à la recherche de la perle rare. Mélie entraînait sa petite-fille à avoir un œil affuté et à s’intéresser aux les vieilles choses.
Un après-midi, durant ces fameuses vacances, les deux amis s’étaient retrouvés chez Mélie. Il faisait un grand soleil mais le temps s’était rafraichi. Les enfants avaient préféré trouver refuge à l’étage de la boutique, plutôt que près de l’ancien phare. Gabriel s’était essayé à la cuisine. Il avait attrapé sous l’évier une casserole dans laquelle il avait fait chauffer du lait, y avait ajouté du chocolat en poudre et une gousse de vanille, comme Mélie faisait si souvent. Et alors que le mélange infusait à petit feu, il avait fallu attraper, sur l’étagère, les tasses colorées. Gabriel avait pris appui sur une chaise, tendant autant que possible ses doigts vers sa cible. Malheureusement il était encore trop petit pour s’en saisir. Il avait alors, contre l’avis de Marie-Cannelle, mis le pied sur la planche située devant lui. Bien que l’étagère fût en chêne épais, la tablette n’avait pas pu tenir face au poids de l’enfant. Dans un craquement lugubre, elle avait cédé et Gabriel s’était retrouvé les quatre fers en l’air dans la petite cuisine.
Mélie, alertée par les cris, était montée aussi vite que possible. Elle avait découvert Gabriel, allongé par terre, serrant les dents pour rester fort devant son amie. Marie-Cannelle lui épongeait délicatement la joue, barré d’une large entaille rouge…
Gabriel tenait de cet épisode une cicatrice sur le haut de la joue et une appréhension pour la hauteur. Il préférait encore voguer que d’escalader les rochers, comme il le faisait depuis longtemps avec Marie-Cannelle. C’en était également fini des cabanes dans les arbres, à côté du fort. Mais l’épisode du chocolat était aussi source de plaisanterie entre les enfants, qui n’avaient jamais vraiment pris fin à mesure que le temps passait et qu’ils grandissaient, passant peu à peu, sans que personne ne s’en rende vraiment compte, de l’enfance à l’adolescence, puis à l’âge adulte.
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