Calendrier de l'avent 2022

4 décembre 2022

Le dimanche était, avec le lundi, l’un des jours de repos de Marie-Cannelle. Elle se levait souvent tard, brunchait dans le salon, devant une série dont elle enchaînait trois ou quatre épisodes. Ensuite, elle s’accordait des moments de détente dehors, quel que soit le temps. Parfois, elle partait à pied avec Pomme sur le GR 80 qui faisait le tour de l’île. D’autres fois, elle enfourchait son vélo, Pomme, toujours elle, dans le panier à l’avant, et arpentait les routes, savourant les paysages comme d’autres dévorent des bonbons : à pleine poignée et sans retenue. À la tombée de la nuit, elle retrouvait avec bonheur la petite maison, prenait un dîner composé de tartines et du fromage de brebis confectionné par les islais et se couchait en compagnie d’un bon roman.

Le lundi, la routine était différente. Marie-Cannelle prenait son petit-déjeuner dans la cuisine à la va-vite puis chargeait dans la R5 un seau, des ciseaux ainsi que son sac à main et le roman qu’elle n’avait pas terminé la veille, et se dirigeait, nostalgique vers Saint-Sauveur. Elle se garait non loin de l’église et prenait la rue Richelieu puis la route des Sapins. Elle rejoignait alors Mélie pour son jardinage hebdomadaire.

Il fallait tailler les rosiers, entretenir les parterres, désherber les allées, arroser les diverses plantes, aider celles qui avaient besoin : un tuteur par-ci, un peu d’engrais par-là. Chaque saison apportait son lot d’activités. En été, il fallait être attentif aux petites plantes qui avaient besoin d’ombre et arroser un peu plus les grimpantes. En automne, Marie-Cannelle ramassait les feuilles qui volaient à travers les allées et on taillait les arbustes. L’hiver approchant, on paillait les parterres pour protéger les racines, même si le gel était particulièrement rare sur l’île. Mais le vent pouvait parfois faire descendre les températures ressenties et fragilisait les nouvelles pousses. Au printemps, enfin, on profitait tant des plantes cultivées que des fleurs des champs qui trouvaient, l’air de rien, leur place parmi les autres végétaux. Les paillés étaient enfouis, mélangés à la terre pour l’enrichir. Et le cycle de la nature recommençait, immuable.

Marie-Cannelle passait le plus souvent la matinée à jardiner. Chaudement emmitouflée dans un gros pull, un ciré rose tendre sur le dos et ses bottes de pluie, elle ne craignait pas les éléments. Et lorsque midi sonnait à l’église, la jeune femme admirait d’un air comblé la beauté des lieux.

C’était là, presque au centre de ce jardin si bien entretenu, allée 3, emplacement 12, se trouvait Mélie… Amélie Lucie Rose RIPOCHE, née LUSTEAU, 19 février 1928 – 27 septembre 2020.

Mélie était morte trois ans plus tôt. Elle s’était éteinte dans son sommeil alors qu’elle faisait une petite sieste après le déjeuner. Elle s’était endormie au soleil, face à la mer, sur la bien nommée Plage des vieilles. À 92 ans, elle y allait encore régulièrement, parcourant sur sa bicyclette les sept kilomètres qui séparaient sa maison du banc de sable. Elle installait sa serviette sur le sable, tout à l’est à côté des granits. Parfois, lorsqu’elle se sentait suffisamment en forme, Mélie en profitait pour nager un peu. Mais dans les derniers temps, elle préférait mettre seulement les pieds dans l’eau pour marcher dans les vagues, avant de se reposer et de laisser le soleil réchauffer ses vieux os.

Elle avait été trouvée là par un touriste. Il dit plus tard qu’elle semblait rayonner de bonheur. Marie-Cannelle n’en doutait pas, Mélie était morte heureuse.

L’enterrement avait été l’occasion d’une grande fête sur l’île. La vieille dame était très appréciée et presque tous les islais avaient souhaité lui rendre un dernier hommage. Chacun y allait de son anecdote, de son histoire, de ses souvenirs avec Mélie. Puis elle avait rejoint, en paix, Jean-Noël, son cher mari dans le petit cimetière de Saint-Sauveur… Les vivants, eux, s’étaient réunis sur la plage pour un grand barbecue de poissons qui avait duré jusqu’à tard dans la nuit, au son des chants marins.

Et Marie-Cannelle avait repris la boutique. Il avait fallu, dans un premier temps, en faire tout l’inventaire. Et l’affaire s’était avérée plus compliquée que prévu… Les registres étaient en piteux état. De nombreux objets n’étaient pas référencés et d’autres manquaient à l’appel. Marie-Cannelle avait eu beau chercher dans la réserve, à l’étage et même au grenier, nombreux d’entre eux semblaient avoir disparu. La jeune femme avait également organisé une immense chasse au trésor, en compagnie de Gabriel, dans la maison de Mélie et les dépendances. Rien n’y fit. Quand, enfin, elle s’en ouvrit à Jean, maire de l’Île-d’Yeu, elle crut tomber des nues.

Mélie avait organisé, dans le plus grand secret, une sorte de trafic d’objets. Elle en prêtait régulièrement aux islais, échangeait ici un tabouret en cuivre contre un tableau marin, là une patère en bois flotté contre une lampe… Elle profitait ainsi d’un nouvel arrivage régulier, et les habitants d’une décoration sans cesse renouvelée. Marie-Cannelle avait éclaté d’un rire sonore, reconnaissant dans cette affaire sa chère grand-mère. Elle était comme ça, Mélie : surprenante et mystérieuse.

Marie-Cannelle s’était également installée dans la maison de Mélie. En trois ans, elle n’en avait changé que de rares détails : elle avait ajouté dans la cuisine un robot cuiseur, avait remplacé le lit de son ancienne chambre par un plus grand. Plus récemment, elle avait enfin eu le courage de débarrasser les armoires de vêtements, en faisant don à une œuvre caritative. Peu à peu, certains objets avaient aussi disparu, victimes malgré eux de la maladresse de l’occupante : quelques tasses étaient tombées, une ou deux assiettes s’étaient ébréchées. Et on ne comptait plus les cuillères qui, bien malgré elles, avaient fini dans la poubelle en même temps qu’un pot de yaourt.

Puis la vie avait repris son cours. Mélie n’était plus aussi présente dans le quotidien. Les souvenirs s’étaient adoucis et Marie-Cannelle n’avait plus autant l’impression d’avoir le cœur à vif. Bien sûr, on continuait de parler d’elle, surtout lorsque les amis passaient au Bazar, mais toute la tristesse avait disparu au profit de la nostalgie.

Certains moments restaient cependant plus douloureux. Et c’était notamment le cas de la période de noël. Mélie adorait noël. Peut-être était-ce, inconsciemment, une manière de se rapprocher de son cher Jean-Noël ? Nul ne le savait. Toujours était-il que les fêtes semblaient, chez elle et à la boutique, somptueuses. Des cartons, nombreux, contenaient tout ce que l’on pouvait souhaiter de lutins, de rennes, de pères-noëls. On y trouvait aussi une quantité impressionnante de guirlandes dans de jolies couleurs naturelles.

— Tu vois, ma chérie, disait Mélie, je suis certaine qu’on pourrait faire le tour de l’île avec mes guirlandes. Mais c’est comme ça que j’aime noël : à profusion et sans limites. Hormis ces horreurs qui clignotent ! Moi vivante, tu ne verras pas une lumière électrique entrer dans la boutique !

Et Mélie avait tenu bon. Clémence, la mère de Marie-Cannelle, avait bien essayé de lui en offrir, mais rien n’y faisait.

— Maman, voyons, tu pourrais bien en mettre quelques-unes dans ta vitrine, ça apporterait un peu de vie…

— Non, non et non ! Tu trouves ça beau, toi, ces noëls impersonnels, où chacun a les mêmes mochetés électriques et les mêmes boules que son voisin ? Elle est où l’originalité dans tout ça ?

Et tous les ans, on revivait la même scène. Et tous les ans, on assistait à la même conclusion. Mélie coupait des oranges en rondelles qu’elle mettait dans la vieille cuisinière à bois pour les faire sécher. Elle les suspendait ensuite dans toute la boutique, parfumant l’air. La seule entorse à son rituel bien installé avait été l’ajout, après le mariage de Clémence, de quelques bâtons de cannelle, en hommage à son mari tout neuf…

Marie-Cannelle faisait, à son tour, vivre les traditions de Mélie. La vieille cuisinière reprenait du service dès l’automne, les guirlandes électriques étaient toujours aussi bannies. Et elle décorait, chaque saison, de nouvelles boules à la main pour remplacer celles qui avaient été abîmées depuis l’année précédente.

Ce fut une Marie-Cannelle occupée à couper les oranges que découvrit Érine, lorsqu’elle entra à la boutique un frais matin de novembre. La Toussaint était passée depuis quelques heures et déjà l’antiquaire s’affairait à préparer noël, pour son plus grand bonheur. Elle reproduisait, souriante les gestes qu’elle avait vu tant de fois.

— Cette année, je voulais organiser un petit marché de noël à l’école. Les classes préparent des décorations qui seront vendues au profit de la coopérative, pour le voyage de fin d’année. Et j’ai pensé à toi.

— Pour le voyage ?

— Mais non, pour les décorations ! Est-ce que tu accepterais que je vienne avec ma classe, pour qu’on fasse des guirlandes d’orange et de citron ?

Marie-Cannelle ouvrit de grands yeux, surprise.

— Ici ?

— Ben oui, où d’autre ? On ne va pas faire ça chez Mélie !

Marie-Cannelle réfléchit un instant. L’idée avait de quoi lui plaire. Et Mélie, elle aussi, aurait adoré. Mais il faudrait réorganiser un peu les espaces, se procurer assez d’agrumes pour toute la classe, mettre à disposition des enfants des couteaux suffisamment aiguisés pour découper les fruits mais sans qu’ils ne soient dangereux…

— Rappelle-moi, tu as quelle classe, toi ?

— Comme tous les ans, les CP et CE1. Ils sont douze cette année.

— Douze ? Plus toi, ça fait treize… Marie-Cannelle, légèrement superstitieuse, sursauta.

— Mais avec moi, et sans doute une ou deux mamans, nous serons plus, rassure-toi.

Après encore quelques minutes de discussion, Marie-Cannelle finit par se laisser convaincre et rendez-vous fut pris pour la dernière semaine avant les vacances.

— On sera dans la dernière ligne droite avant le marché, il aura lieu le vendredi soir, mais si tu penses qu’un après-midi suffit…

— Il vaudrait mieux en prévoir deux : un pour découper les tranches et les mettre au four et l’autre pour préparer les guirlandes. Je peux aussi préparer les oranges avant et échanger les plaques en toute discrétion mais ça serait dommage, tu ne trouves pas ?

— Oui tu as raison…

L’institutrice échangea avec l’antiquaire quelques potins de l’île et quitta les lieux, tandis que Marie-Cannelle commençait à réfléchir à tout ce dont elle aurait besoin. Des oranges, bien sûr, mais aussi de la ficelle, environ deux mètres par élève, des bâtons de cannelle. Il faudrait aussi songer à faire du chocolat chaud, des biscuits aux amandes… Sans compter le grand déménagement ! Les buffets et les étagères qui cassaient un peu le grand espace de la boutique devraient être déplacés vers les murs, de grandes tables seraient installées. Marie-Cannelle aurait besoin d’aide ! Gabriel serait mis à contribution, ainsi que les pères des futurs apprenti-artisans. Tout est possible, ce n’est qu’une question d’organisation, répétait à tue-tête Mélie, dès qu’un nouveau projet pointait le bout de son nez.

En attendant, le magasin n’allait pas se décorer tout seul et il restait encore beaucoup à faire. Marie-Cannelle lança dans les haut-parleurs de la boutique une playlist de noël pour se donner de l’entrain et continua son installation. Bientôt, la vitrine débordait de figurines, d’anges…

Le soir, au chaud sous sa couette, la jeune femme repensait à cette idée de marché de noël. L’idée était bonne, les enfants en garderaient de très bons souvenirs. Elle ne doutait pas qu’Érine leur apprendrait également quelques chants pour l’occasion et que l’école serait joliment décorée.

Dehors, dans la nuit, les poules avaient trouvé refuge sous la vieille charrette.

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