Calendrier de l'avent 2022

5 décembre 2022

— Bonjour Johan, tu as un moment ?

Marie-Cannelle venait de pousser la porte du cabinet de Johan Gouillet. Elle avait repoussé l’échéance durant quelques temps, mais ne pouvait plus faire machine arrière.

— Ah, Marie-Cannelle, tu tombes bien. Je t’ai laissé plusieurs messages. Il faut vraiment qu’on fasse un point ensemble. J’attends Joseph Plessis, mais si tu veux, on se retrouve à la crêperie pour déjeuner et ensuite on pourra discuter.

Johan avait toujours eu le sens de l’hospitalité. Il prenait soin de ses clients les plus proches, et ils étaient nombreux. Mais contrairement aux apparences, il savait exactement ce qu’il faisait.

Marie-Cannelle songea un moment profiter de sa matinée pour mettre de l’ordre dans les papiers, mais elle avait l’esprit bien trop occupé par l’entrevue de l’après-midi. Aussi sortit-elle la cire et s’occupa-t-elle des meubles qui n’avaient pas été entretenus depuis plusieurs mois.

Quelques clients passèrent la voir, mais aucun d’entre eux ne céda à la tentation. Ils repartirent bredouille, sans réel coup de cœur pour l’un des objets que Marie-Cannelle exposait. Ils admiraient tous, sans exception la vitrine, appréciaient la décoration à l’intérieur de la boutique mais venaient la visiter comme on visite un musée : en s’extasiant devant les bibelots dans oser y toucher…

Johan était assis devant une bolée de cidre lorsque Marie-Cannelle le rejoint. Ils commandèrent et, alors que leurs galettes cuisaient sur le billig, ils discutèrent de tout et de rien : de la mer, qui avait été bien mauvaise les semaines précédentes, des marins qui allaient bientôt partir pêcher au large des côtes de Terre-Neuve, perpétuant les traditions séculaires.

— Ah et tu savais que Marie a eu des jumeaux ? Il s’en est fallu de peu pour qu’ils naissent à bord du bateau.

— Elle a dû avoir sacrément peur ! Heureusement qu’elle a pu arriver à temps, la pauvre.

— Ce n’est pas son mari qui dira le contraire. Mais ça aurait fait encore une histoire de plus à ajouter aux anecdotes de l’île. Je crois qu’en termes de naissances, vous êtes, Gabriel et toi, les plus originaux depuis bien longtemps…

La serveuse, une fille du continent, vint leur proposer une crêpe pour terminer le repas sur une note sucrée. Johan, qui connaissait bien sa cliente, commanda pour eux deux.

— On va prendre des crêpes au caramel maison.

Marie-Cannelle sourit. Décidément, son goût pour le caramel au beurre salé était de notoriété publique. Ils savourèrent leurs desserts sans un mot.

— On y va ? On a encore du travail, je crois, lança Johan.

Marie-Cannelle acquiesça. Elle enfila son pardessus et son foulard, quitta à regret la chaleur douce du restaurant et se dirigea vers le cabinet. Johan lui tint la porte et ils s’installèrent dans le bureau. Johan sortit d’une armoire un épais dossier et s’assit au bureau.

— Bon, Marie-Cannelle, on se connait depuis longtemps. Et je connaissais aussi très bien Mélie. Je ne vais pas te faire l’affront de tourner autour du pot.

La jeune femme se fit toute petite sur sa chaise.

— La situation est catastrophique. Vraiment catastrophique. Le Bazar de Mélie est comme un bateau perdu dans la tempête. Il se dirige vers les écueils et ne peut rien faire pour rajuster sa trajectoire. Tu es ce bateau Marie-Cannelle.

— Tout ne peut pas être si noir que ça, quand même, murmura-t-elle d’une voix à peine audible.

— Non, ce n’est pas noir, c’est pire encore.

Johan posa les coudes sur le bureau, croisa les mains, ferma les yeux un instant puis reprit.

— J’ai regardé les comptes. J’ai tout épluché avec beaucoup d’attention. Vraiment. Je le dois bien à Mélie. Je ne vois pas comment tu vas pouvoir ne serait-ce que passer l’hiver. Il faudrait un miracle et tu sais bien que je ne suis pas croyant. Je comprends totalement que tu tiennes à cette boutique comme à la prunelle de tes yeux. Mais ce n’est plus possible, Marie-Cannelle. Il faut que tu sois réaliste. Regarde.

Il étala devant elle un ensemble de documents : des factures, des devis, des tableaux de toutes les couleurs. Si cela n’avait pas été si déprimant, l’ensemble aurait pu être harmonieux.

— Tu vois ? ça fait plusieurs mois que tu ne vis que sur les économies de Mélie. Tes frais sont trop élevés par rapport à ce que tu gagnes.

Marie-Cannelle le regardait les yeux brillants de larmes. La réalité était encore pire que tout e qu’elle aurait pu envisager. Johan lui porta alors le coup de grâce.

— Tu n’as plus le choix Marie-Cannelle. Tu vas devoir fermer le Bazar de Mélie.

Le couperet tomba et le silence s’installa dans le petit bureau. Il fut bientôt rompu par les pleurs de Marie-Cannelle.

— Tu te rends compte quand même de ce que tu me demandes ? miaula-t-elle entre deux sanglots. Tu ne me demandes rien d’autre que de sacrifier ce qu’il me reste de Mélie.

— Non, Marie-Cannelle, je ne te demande pas ça. Je voudrais juste que tu ouvres les yeux et que tu grandisses. Comme tout le monde ici, j’ai eu de l’admiration pour Mélie. J’ai été triste quand elle nous a quitté. Mais c’était sa vie, son œuvre. Pas la tienne. Que tu veuilles lui rendre hommage, c’est tout à fait louable. Mais que tu t’endettes et que tu dilapides son héritage pour faire perdurer une boutique, non, ça n’est pas entendable. Termine l’année, rends-lui hommage puis accepte de la laisser partir. Tu lui dois bien ça, non ?

La jeune femme était anéantie par les propos de son comptable. D’ami de la famille, Johan venait de passer, en quelques secondes au statut d’ennemi public. Elle le détestait pour tout ce qu’il lui demandait, et en même temps, sans vouloir se l’avouer, louait sa franchise.

— Marie-Cannelle, tu m’écoutes ?

Elle leva vers lui des yeux tristes.

— Je te propose d’en rester là pour aujourd’hui. On prend rendez-vous la semaine prochaine pour refaire un point et prendre les décisions qui s’imposent. D’ici là, tâche de te reposer un peu. Avec du recul, tu verras, on pourra avancer ensemble. Et rassure-toi, je ne vais pas te lâcher comme ça, je le dois bien à ta mère…

Alors qu’elle sortait du cabinet comptable, la jeune antiquaire n’était plus que l’ombre d’elle-même. Le soleil ne parvenait pas à réchauffer son cœur meurtri. Elle rejoignit sans hâte l’abri de sa chère boutique, écarta les rideaux métalliques dans un fracas et pénétra à l’intérieur. Elle avait l’impression de redécouvrir les lieux, comme une touriste de passage. Tout avait un éclairage nouveau. Elle en percevait les moindres nuances. Et la boutique qu’elle connaissait cependant par cœur, lui sembla étrangement différente. Des grains de poussière flottaient dans un rayon de soleil. Les odeurs de cannelle et d’orange se mêlaient à celle des branches de sapin. Les boules de verre semblaient luire sous la lumière extérieure. Elle, d’ordinaire si joyeuse, semblait être entrée dans un voile de coton ou de brouillard.

Dehors, les enfants riaient, jouant à faire la course dans la petite ruelle piétonne. Les adultes allaient et venaient. Le facteur posa son vélo contre la vitrine pour distribuer le courrier. Rien n’avait vraiment changé sur l’Île-d’Yeu, et pourtant, dans le regard de Marie-Cannelle, tout était différent. Elle occupa son après-midi à des gestes automatiques, privant les rares touristes des anecdotes dont elle avait le secret. Le Bazar de Mélie n’était qu’une coquille à l’abandon, une boutique parmi tant d’autres sur l’île. Marie-Cannelle avait vu la petite flamme qui animait son cœur s’éteindre sans un bruit et il lui semblait que son monde s’écroulait.

Le soir, la jeune femme rentra sans joie à la maison de Mélie. Pomme l’attendait avec enthousiasme mais pour Marie-Cannelle, le cœur n’y était pas. Elle remplit la mangeoire des trois grasses, ramassa les œufs, remit un peu de paille dans la grange. Puis elle s’enferma dans la maison en compagnie d’un bol de soupe qu’il restait de la veille, Pomme couchée sur ses pieds, avec un roman dont elle fut incapable de lire une ligne.

Marie-Cannelle avait l’impression de perdre Mélie une seconde fois. La blessure qui avait profondément entaillé son cœur s’était rouverte et rien ni personne ne pourrait y changer quoi que ce soit. Elle n’eut pas même le courage d’appeler Gabriel à l’aide… Elle n’aurait pas su par quoi commencer ni comment lui dire qu’elle s’était fourvoyée durant toutes ces années. Comme si elle avait trahi celle qu’elle aimait le plus au monde. Comme si elle n’était finalement pas digne de la confiance de Mélie…

La nuit était tombée depuis longtemps lorsque la jeune femme décida enfin d’aller se coucher. Elle déposa son bol de soupe froide dans l’évier, rangea le livre sur la bibliothèque et rejoignit sa chambre à l’étage. Mais cela ne changea rien au problème. Le sommeil fut long à venir et elle tourna et retourna dans son lit durant ce qui lui semblait une éternité. Ses muscles étaient douloureux et son esprit embrumé. Puis, enfin, elle finit par succomber à l’épuisement et la courte nuit se déroula dans un sommeil sans rêve, entrecoupé de gémissements et de pleurs…

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