Marie-Cannelle se morfondait chez elle depuis bientôt deux journées entières. Gabriel était passé plusieurs fois devant la devanture du Bazar de Mélie et avait trouvé porte close. Il avait été prévenu par Johan qui, bien que tenu au secret professionnel, avait alerté le boulanger, tout redoublant de précautions, pour lui faire comprendre que la situation était grave.
Au matin du troisième jour, ni tenant plus, il enfourcha son vélo et se dirigea vers la maison de Mélie. Lorsqu’il y parvint, le vélo de Marie-Cannelle était sous l’appentis, la vieille R5 garée dans la cour, et Pomme batifolait dans le champ, poursuivant en aboyant deux des trois grasses, tandis que la troisième tentait de s’interposer en caquetant. Le spectacle était comique à voir.
Il escalada la barrière, comme à son habitude, et se dirigea vers la maison, dans laquelle il pénétra sans frapper. Il était un peu chez lui, ici, et Mélie avait été comme une troisième grand-mère avec Gabriel. Il passait la voir comme il allait voire Mémé Lucette ou Mamie Framboise…
— Caramel, tu es là ?
Un grognement faible lui parvint du salon. Gabriel découvrit son amie blottie sur le canapé, sous une épaisse couverture en tricot, une pile de mouchoirs usagés à ses pieds. Il souleva délicatement le plaid et trouva une Marie-Cannelle prostrée, les yeux rouges d’avoir trop pleurer. Elle portait un horrible pyjama de noël déformé par de nombreux passages au sèche-linge. Sur la table, un bol de soupe à moitié vide. Au sol, des miettes laisser penser que Pomme avait fait bonne chère d’un morceau de pain. La jeune chienne, d’ailleurs, venait de le rejoindre dans la maison, remuant la queue avec enthousiasme. Sa maîtresse n’avait pas dû être des plus attentives à elle, ces dernières heures. Gabriel ramassa sa balle, baveuse, et la lança. Puis il referma la porte et ouvrit d’un geste brusque les rideaux qui avaient été tirés.
Lorsque la lumière vint éclairer son visage, Marie-Cannelle ferma les yeux et tourna le dos à son meilleur ami.
— Bon Caramel, on se secoue, là ! C’est quoi cette histoire ? Depuis quand tu délaisses le Bazar ?
Les sanglots reprirent, troublant le silence qui régnait en seul maître dans le salon.
— Bon. Tu ne veux pas me parler ? Très bien. Je vais mettre les pieds dans le plat et tu pourras pleurer tout ton soûl. Qu’est-ce que Mélie penserait de ta conduite ? Tu veux que je te dise ? Elle viendrait te voir avec un grand verre d’eau.
Gabriel disparut un instant. Marie-Cannelle entendit au loin l’eau couler dans l’évier de la cuisine. Puis les pas de l’homme se rapprochèrent et on posa sur la table basse un verre.
— Le verre, Marie-Cannelle, dans ton estomac ou dans ta figure ? imita Gabriel avec une voix ferme, même si elle était bien trop haut perchée. Voilà ce qu’elle ferait notre Mélie. Et je te laisse trente secondes pour me répondre avant que je ne verse ce verre bien froid dans ton cou.
Marie-Cannelle se tourna lentement. Ses gestes étaient ralentis. Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Gabriel eu même l’impression qu’elle s’était affinée. Son visage était émacié, sa peau, d’ordinaire dorée, avait pris une étrange teinte grisâtre. Et son sourire avait disparu. Elle pleurait encore, mais les larmes ne coulaient plus… Elle hoqueta avant de prendre la parole d’une voix morne.
— Ils… Tu… Tu sais ce qu’il me demande ?
Gabriel s’assit à côté de Marie-Cannelle et lui prit la main. Puis, dans un élan de tendresse, il l’attira contre lui et lui caressa doucement la joue.
— Raconte-moi, ma douce.
Marie-Cannelle prit une grande inspiration, se moucha bruyamment et se lança dans un récit décousu.
— Johan veut que je ferme le Bazar. J’ai essayé mais je n’y arrive pas. Il pense que c’est fichu. Mélie s’en sortait, elle. Je suis une idiote. Comment est-ce que je peux m’en sortir ? Et si… Et puis en plus, il a dit… il a dit… que j’étais incompétente. Qu’est-ce que je vais devenir sans le Bazar ? Qu’est-ce que je vais faire de mes journées ? Et Mélie ? C’est comme si je la tuais une nouvelle fois. C’est tellement bas
— Écoute, Caramel, ce n’était qu’une question de temps, tu le sais bien. Il faut être lucide à un moment… Mais ça n’est pas un échec, c’est un nouveau départ, tu ne crois pas ?
— Je ne sais pas… C’est tellement douloureux ! Tu imagines ? Laisser le Bazar de Mélie et finir par mettre la clé sous la porte ? Je ne sais pas si j’en suis capable.
Marie-Cannelle s’appuya un peu plus contre Gabriel. Il resserra les bras contre elle, retrouvant les habitudes qu’ils avaient lorsque, adolescent, il avait grandi plus vite qu’elle.
Ils restèrent là, sans un mot, pendant de longues minutes. Puis Marie-Cannelle se redressa.
— Il ne me reste plus beaucoup de temps au Bazar, tu sais… Johan me demande de fermer en fin d’année.
— J’avais cru comprendre. Que comptes-tu faire, alors ?
— Je ne sais pas… Je crois que je n’ai pas le choix, si ? bredouilla-t-elle, avec une mine contrite.
— Non, c’est sûr, mais peut-être que tu pourrais faire quelque chose pour Mélie, pour lui rendre hommage. Quelque chose qui lui aurait fait plaisir.
La jeune femme le regarda, les yeux dans le vague. Sans doute avait-il raison. Mais quoi ?
— Bon, tu prendras le temps d’y penser plus tard. On est jeudi, je te rappelle ! On a une soirée qui nous attend. La raclette ne va pas se manger toute seule ! Et Érine est impatiente de nous entendre chanter.
Marie-Cannelle laissa échapper un rire faible. Elle n’était pas au mieux de sa forme, l’entrevue avec Johan avait laissé des traces, mais au moins Gabriel avait réussi à lui redonner le sourire. Et l’idée qu’Érine prenait plaisir à les écouter massacrer les plus belles chansons était si absurde que la jeune femme ne put s’empêcher de réagir.
— File à la douche, pendant que je te prépare des affaires, lança Gabriel en lui mettant un petit coup d’épaule.
La jeune femme ne se fit pas prier. Pendant qu’elle profitait de la douce chaleur de l’eau pour se remettre de ses émotions, Gabriel ouvrait ses tiroirs pour en tirer un jean, une marinière, une écharpe douce et des sous-vêtements confortables. Il piocha dans une panière une paire de chaussettes bien chaudes. Même s’ils n’étaient qu’amis, ils ne se formalisaient plus depuis longtemps que l’un cherche les affaires de l’autre dans les armoires. Et ils n’avaient, non plus, rien à se cacher.
— J’ai posé tes vêtements sur le lit, lança-t-il avant de descendre. Et n’oublie pas de faire un petit ravalement de façade, tu fais peur à voir.
Attendant que son amie termine de se préparer, il entreprit de ranger un peu les lieux. Il débarrassa le bol et le verre, ramassa les innombrables mouchoirs usagés qu’il jeta dans la cheminée et tenta de redonner un aspect normal au canapé. Marie-Cannelle le rejoignit. Elle se saisit, dans le réfrigérateur, d’un pot de crème au chocolat et de biscuits dans le placard. Puis elle éteignit les lumières dans la maison et ferma la porte derrière elle. Gabriel l’avait remplacée auprès des grasses, leur jetant à la va-vite une poignée de grains. Lorsqu’il ouvrit la portière pour permettre à son amie de s’installer, Pomme fut plus rapide. Elle grimpa dans la voiture et se glissa sur la banquette arrière, au grand dam de Gabriel… Et c’est un équipage composé de deux adultes bras dessus, bras dessous, et d’une chienne enthousiaste qui débarqua chez Gabriel quelques minutes plus tard.
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