La vie avait repris son cours. Marie-Cannelle continuait d’ouvrir chaque matin, la gorge nouée, le Bazar de Mélie. Les habitués passaient la voir, certains échangeaient encore quelques pièces de leur décoration, comme à l’époque de sa grand-mère. Les touristes, eux, avaient déserté l’île. Les premières tempêtes avaient eu raison des plus courageux qui, profitant d’une accalmie, avait pris le bateau direction le continent.
Les journées passaient, dans une ambiance festive même si le cœur de Marie-Cannelle n’y était pas. L’entrevue avec Johan l’avait profondément chamboulée. Bien sûr, elle savait à quoi s’en tenir, mais elle avait retardé l’inévitable autant que possible, refusant d’entendre ce que son comptable avait à lui dire. Et la blessure que la discussion avait réveillée en elle était encore bien vive. Elle se faisait l’impression de trahir la mémoire de sa grand-mère en ne sachant pas comment redresser la boutique. Alors il avait bien fallu se rendre à l’évidence, le Bazar de Mélie vivait certainement ses derniers jours, ses dernières semaines. Il ne vivrait pas plus loin que la nouvelle année.
Ne supportant pas de rester à regarder la boutique et à vivre dans un enfer empli des décorations qu’elle avait elle-même placées là, Marie-Cannelle avait ressorti de la réserve de grands cahiers, que Mélie gardait précieusement. Elle avait consigné, au fil des saisons, les grands moments de l’île et de la boutique. On y trouvait quantité de récits en tous genre, d’histoires, de photos et de réjouissances. Souvent, les festivités gagnaient la rue, le quartier et même l’île tout entière. Chaque année tenait dans un nouveau cahier. Mélie y racontait sous forme de journal, la vie au Bazar, les joies et les peines de l’île, les événements notables et les surprises. La mer, bien sûr, tenait une part importante des pages noircies d’une écriture fine. Il était question des marins qui partaient vers Terre-Neuve. Des mois d’absence et des fêtes qui marquaient leur retour. La destruction du phare, à la fin de l’Occupation et sa reconstruction, des années plus tard. Les nouveaux arrivants et ceux qui étaient partis. Elle trouva aussi des photos, nombreuses. Marie-Cannelle dans la boutique, aux côtés de Gabriel, lorsqu’ils étaient sortis de la maternité et que leurs mamans les promenaient à deux dans le même landau. Les premiers pas de la jeune antiquaire, entre les vieilles malles. L’anniversaire des deux amis, transformé en chasse au trésor dans la réserve. Les fêtes de la Mer, quand Mélie avait exhumé de nombreux tableaux… L’atelier de peinture, lorsqu’on avait redonné un coup de neuf aux vieux volets de bois, à l’aide des fonds de pots apportés par les marins. Cela participait au côté typique de l’Île-d’Yeu : les boiseries étaient rafraîchies avec les mêmes peintures que les bateaux. On y trouvait donc profusion de bleus et de verts…
Dans la boutique toute décorée pour noël, on trouvait à présent les albums photos de Mélie, dans lesquels chacun pouvait se replonger à la recherche de ses souvenirs. L’atmosphère des lieux en avait été transformée. Il y régnait à présent un goût des noëls d’antan… La fermeture de la boutique n’avait pas encore été annoncée, Marie-Cannelle retardant autant que possible l’information qui se répandrait sur l’île comme une trainée de poudre. Elle ne voulait pas se frotter à la pitié des gens…
Alors que Marie-Cannelle sortait d’un nouveau carton des albums plus anciens encore, Érine entra.
— Bonjour, j’étais sur la route pour rejoindre la boulangerie et je voulais juste m’assurer que c’était toujours d’accord pour les décorations de noël avec les enfants…
— Euh, oui bien sûr, s’empressa d’acquiescer Marie-Cannelle, qui, durant une fraction de seconde, ne comprenait plus de quoi il retournait.
— Ah merci ! On a commencé à parler du marché de noël et j’aurais été bien en peine de trouver une solution de repli…
Érine soupira de soulagement. Puis elle prit le temps d’admirer la boutique, qui avait été réagencée. Où qu’elle pose le regard, elle trouvait des décorations, des boules, des guirlandes. Sur un buffet, des pingouins patinaient, emmitouflés dans de grosses écharpes colorées. Sur un autre, des boules à neige s’alignaient bien sagement, attendant les petites mains qui les secoueraient pour recréer la féérie de noël.
— J’aime tellement ta boutique… C’est presque magique ! Dommage qu’on ne puisse pas décorer aussi bien l’école…
Érine s’arrêta brusquement. Les yeux grands ouverts, comme si elle venait de vivre une révélation, elle fixa Marie-Cannelle sans rien dire.
— Érine ? Érine ! Allo, la Terre appelle Érine !
— Ah euh oui, pardon ! Marie-Cannelle, et si… Je viens d’avoir une idée ! Promets-moi d’accepter ! Promets-le !
— Eh bien… je ne sais pas…
— Et si on faisait le marché de noël de l’école ici ?
Marie-Cannelle, à son tour, resta interdite. L’idée paraissait saugrenue, absurde, déraisonnable. Et pourtant, elle était certaine que Mélie aurait adoré !
— Je… Non… Je ne sais pas… Je veux dire… Oui ! termina-t-elle dans un souffle.
Érine sauta de joie et enlaça son amie.
— Oh, Caramel ! ça va être si joli ! Il faudra bien sûr faire un peu de place, remiser quelques meubles à la réserve et trouver de grandes napes pour placer un buffet ! Mais on pourra mettre la chorale dans l’alcôve, là-bas. Et les parents d’élèves tiendront des stands sur les buffets et les grandes tables, pour vendre les décorations. Et on pourra aussi avoir un Père-Noël, je demanderai à Gabriel, et on fera des photos !
Marie-Cannelle avait la tête qui tournait devant l’enthousiasme débordant d’Érine. Elle d’habitude si calme ne parvenait pas à retenir ses mots et les idées fusaient à toute vitesse. L’antiquaire en venait presque à regretter d’avoir accepté si facilement, sans prendre le temps de la réflexion.
Alors que l’institutrice quittait les lieux pour rejoindre son conjoint, Marie-Cannelle réfléchit. Et si l’idée qu’elle cherchait depuis quelques jours était là, sous ses yeux ? Elle se saisit d’un carnet qui traînait non loin d’elle, sous la caisse, et commença à lancer des idées au hasard. Elle en perdit la notion du temps, laissant la nuit s’installer, penchée sur ses notes. Ce fut Gabriel qui la tira de sa torpeur lorsqu’il franchit la porte.
— Marie-Cannelle, tu n’as rien oublié ?
— Hein ? Quoi ? Euh non !
— Il est une heure du matin ! Et si tu fermais boutique ?
— Gabriel, ça y est !
L’homme la regarda, interdit.
— Érine avait raison ! On a trouvé l’idée qu’il me fallait pour rendre hommage à Mélie avant de fermer. J’ai travaillé dessus toute la journée : je vais organiser une grande fête. Le dernier Noël au Bazar de Mélie. Ça commencera par le marché de noël de l’école, début décembre, et j’organiserai pleins d’événements jusqu’à Noël. Le dernier sera pour la soirée du 24, avec les personnes qui ont bien connu ma grand-mère. Ce sera l’apothéose avant de fermer la boutique.
— L’idée n’est pas mauvaise… Mouais…
— Pas mauvaise ? Carrément géniale, tu veux dire !
Marie-Cannelle débordait du même enthousiasme qu’Érine quelques heures plus tôt. Elle était prête à déplacer des montagnes et à mettre l’île sens dessus dessous.
— En attendant, tu ne veux pas aller dormir un peu ? Et tu as dîner ? J’imagine que non…
— Tu écoutes ce que je viens de te dire ?
— Caramel, ne m’en veux pas mais je me suis levé il y a à peine une demi-heure, le four m’attend. Alors excuse-moi de ne pas déborder d’enthousiasme et de ne pas sauter en l’air. Va te coucher, on en parlera plus tard !
— Oui, bon, c’est bon, j’y vais… Tu me feras des brioches ?
— Oui, bien sûr, patate ! Mais allez, au lit ! Je vais finir par être en retard, avec tes bêtises.
Bon gré, mal gré, Marie-Cannelle grimpa l’escalier qui menait au minuscule lieu de vie. Elle se laissa tomber dans le canapé et s’endormit sans attendre. Ses rêves furent emplis de guirlandes et de chants, de chocolat chaud et de biscuits aux amandes.
Gabriel, lui, rejoignit la boulangerie et commença à préparer la journée…
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