Le vendredi tant redouté par Marie-Cannelle arriva finalement. Dès le réveil, une boule se forma dans son estomac sans qu’elle puisse en identifier la cause. Elle se leva et s’habilla sans entrain. Lorsqu’elle rejoignit son ami dans la cuisine pour le petit déjeuner, il avait de larges cernes noirs et les yeux rouges. Mais, pas plus que la veille, chacun s’efforça de ne pas parler du départ. Ils déjeunèrent dans le calme, évoquant les souvenirs de toutes les vacances qu’ils avaient partagés enfants.
Il fut question de camping près du vieux château, des nuits passées dans la maison du gardien de phare, des après-midis pluvieuses dans la maison de l’un ou dans la maison de l’autre… Ils parlèrent aussi de Frimousse, le chiot qu’avait eu Gabriel enfant, et qui faisait des bêtises toutes plus drôles les unes que les autres. Gabriel raconta à Marie-Cannelle le déchirement qu’il avait ressenti, lorsque son amie avait quitté l’île une première fois… Ensuite, chaque période de vacances avait été, pour Gabriel, à la fois un bonheur et un déchirement. Il savait que son amie ne resterait qu’une poignée de jours…
Mais déjà le temps filait et il était temps pour Marie-Cannelle de rejoindre sa boutique. Elle avait un rendez-vous téléphonique avec le commissaire-priseur qui serait chargé de la vente aux enchères.
— Je viendrai te saluer avant que tu n’embarques, promit Gabriel alors que Marie-Cannelle quittait la maison, Pomme sur ses talons.
— Tu pourras reprendre Pomme ? Je ne pense pas qu’elle apprécie de passer des heures dans la voiture de Liam.
Gabriel hocha la tête.
Le cœur lourd, Marie-Cannelle monta dans sa petite voiture verte et partit vers Port Joinville. Elle se gara sur le port et rejoignit la boutique. Pomme courait devant elle, joyeuse de prendre l’air. Elle connaissait bien le chemin à prendre pour arriver à la Rue du Coin du Chat rapidement. Jappant d’impatience, elle s’assit devant la vitrine et attendit que sa maîtresse déverrouille. Le couinement de la grille la fit aboyer plus fort encore. Lorsqu’enfin la porte fut ouverte, la chienne se précipita à l’intérieur, bousculant sa maîtresse qui s’en amusa.
Marie-Cannelle alluma la lumière dans toute la boutique, ramenant une âme aux lieux. Elle avait décidé de profiter de cette dernière journée avant de partir pour décorer la vitrine. La boutique ne nécessitait pas davantage, il ne restait pas la moindre place disponible pour des bibelots et des santons de Noël, mais la vitrine… Il s’agissait encore d’une page blanche. Un lieu inexploré. Elle avait bien tenté les années précédentes de décorer un peu, mais elle rechignait à placer loin de sa vue les décorations qu’elle chérissait plus que tout. Là aussi, il était temps que le changement fasse son œuvre. Et que la jeune femme s’occupe l’esprit.
Elle prit le temps de dégager les différents tableaux qui l’empêchait de rejoindre les espaces qui donnaient sur la rue. Pomme, toujours soucieuse de coloniser de nouveaux espaces, s’escrima à tirer son coussin en plein milieu de la vitrine, d’où elle pouvait surveiller la vitrine et les passants. Elle aboya à plusieurs reprises lorsqu’un chat prenait ses aises de l’autre coté de la vitre, puis se coucha et s’endormit sans rien demander d’autre.
Marie-Cannelle, elle, sortit un grand assortiment de guirlandes, de petits guéridons et le faux sapin qu’elle avait toujours refusé d’installer. Elle avait apporté, au moment de déménager ses affaires, une quantité importante de boules dans des tons de rose poudré, ivoire et doré, dont elle décorait tous les ans son sapin dans la maison de Mélie.
Elle avait pris place dans la vitrine depuis près de deux heures lorsque Liam passa à l’improviste ou presque. Il était d’un enthousiasme débordant.
— Prête pour ce soir ? J’ai hâte que nous embarquions enfin ! Tu vas adorer. Tu verras, quand on rentre dans la serre et qu’il y a des coccinelles partout. Et la vie en région parisienne est passionnante. On a tout à portée de métro. Tu vas adorer !
— Oui, je suis contente de découvrir ta vie.
— Tu as déjeuné ou pas encore ?
— C’est gentil de t’en inquiéter, Liam, mais j’aimerais terminer avant ce soir. Je n’aurai pas d’autre moment pour faire cette vitrine et j’aimerais vraiment que le Dernier Noël du Bazar soit une réussite.
— Humm. Si tu le dis… Bon, alors je te laisse à ta dinette. Bon après-midi… On se retrouve ce soir, alors !
Liam quitta la boutique aussi rapidement qu’il était venu. Quand, un instant plus tard, Marie-Cannelle entendit le carillon sonner, elle ne put s’empêcher de sourire.
— Liam, je t’ai dit que je mangerai une bricole sur le pouce.
Puis, se retournant, elle découvrit le facteur.
— Désolé de n’être pas un charmant jeune homme, Marie-Cannelle, mais ça n’est que moi. Je t’apporte le courrier. Et on peut dire que tu as de quoi faire !
Il lui tendit un paquet de lettres, attachées par un élastique. Il devait y en avoir, au bas mot, une vingtaine. Parmi les quelques publicités se trouvaient des enveloppes dont l’adresse avait été écrite à la main.
Marie-Cannelle les saisit et remercia le facteur, puis elle s’installa dans la vitrine, la tête de Pomme sur les genoux, et entreprit de les ouvrir. Elles contenaient des récits de souvenirs avec Mélie. Une, en particulier, attira son attention. Elle venait d’Allemagne.
Bonjour madame,
Excusez mon français un peu chaotique. Il n’a pas été pratiqué depuis longtemps. J’écris de la part de mon grand-oncle, Hans. J’ai appris que vous cherchiez des souvenirs de votre grand-mère et mon grand-oncle aurait voulu que je vous écrive…
Hans a été en garnison à Yeu, pendant la Guerre, quand il était soldat. Il est resté dès avril 1942 et a quitté l’île le 27 août 1944, avec les derniers à partir. Il m’a raconté que la vie de caserne n’était pas facile. Les bâtiments étaient vieux, il y faisait froid l’hiver. Et la tempête faisait peur, surtout quand les soldats prenaient le bateau. Quand il est arrivé à Yeu, mon grand-oncle a été accueilli froidement. Les autres soldats n’avaient pas été gentils avec les populations. Ils volaient parfois le manger des gens. Mais tout le monde avait faim et ils étaient l’armée…
Hans ne parlait pas souvent de la Guerre. Il avait honte de ce que l’Allemagne avait fait. Lui n’avait jamais voulu entrer dans l’armée… Mais quand il se plongeait dans ses souvenirs de cette période, il nous parlait de Fräulein Mélie. Il nous racontait que les gens de l’île ne parlaient pas aux soldats. Ils étaient fâchés à cause de l’Armistice et de la Zone occupée. Fräulein Mélie, elle, était gentille. Elle souriait toujours et parlait parfois à Hans, quand elle était certaine que personne ne la voyait… Elle ne voulait sûrement pas prendre de risque et Hans comprenait. Il a appris quelques mots de français avec elle. Et un jour où il avait vraiment très faim et que son ventre faisait du bruit, Fräulein Mélie lui avait donné une pomme alors qu’il patrouillait dans la ville. C’était peu de chose peut-être, mais pour lui, son geste était plus précieux que de l’or.
Pendant longtemps, il a voulu écrire un courrier à Fräulein Mélie, mais n’a pas osé. Et il est mort sans savoir ce qu’elle était devenue.
Votre grand-mère était une femme gentille. Soyez-en sûre.
Je vous souhaite bonne recherche et bonnes fêtes.
Hanna
Marie-Cannelle eut les larmes aux yeux en lisant ces quelques mots. Hanna avait eu la gentillesse de prendre le temps d’écrire et l’histoire de Mélie et Hans était d’une grande douceur, surtout en ces temps troubles… Elle replia la petite lettre, la glissa dans son enveloppe pour la protéger et lui trouva une place dans un livre qu’elle emportait avec elle. Un livre dans lequel il était question de lettre, d’un amoureux mystère et d’une gare…
Mais déjà, il était temps de partir. Gabriel passa la chercher, comme il l’avait promis. Ensemble, ils se dirigèrent vers le port où Liam attendait, sourire aux lèvres. Déjà le cargo était à quai et il ne restait que peu de temps avant d’embarquer. Marie-Cannelle tendit la laisse de Pomme à Gabriel avec un pincement au cœur, câlina la chienne, puis embrassa son ami.
Alors qu’elle s’éloignait pour grimper la passerelle, la jeune femme sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle parvint sur le pont mais ne put se résoudre à regarder derrière elle. La douleur au creux de son cœur était trop vive. Elle se sentait comme déracinée…
Bientôt les moteurs se mirent en marche. Marie-Cannelle, à l’avant du bateau, serrait fort la main de Liam. Il était à présent son phare, son île, son refuge. Ce serait vers lui qu’elle reviendrait, après Noël. Lui qui la guiderait et l’épaulerait. Alors que le bateau entamait ses manœuvres, la jeune femme ne put tourner le dos à l’île qui l’avait vue grandir plus longtemps. Elle se précipita vers le bastingage et fixa aussi longtemps qu’elle le put la silhouette de Gabriel qui rapetissait, là, sur le quai, la chienne jappant tristement à ses côtés…
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