Marie-Cannelle revint sur l’île dès le lendemain. Elle se rendit directement à la boutique, referma la grille derrière elle et s’installa à l’étage. Elle n’avait pas envie de voir du monde, ni même Gabriel, ce qui était plutôt rare. Même si la présence de Pomme aurait été d’un grand réconfort, la perspective de se confronter à son meilleur ami et d’entendre ses « je te l’avais bien dit » était trop éprouvante.
Bien sûr, Marie-Cannelle ne pourrait pas rester cachée perpétuellement, mais ce court temps de pause lui ferait le plus grand bien. Elle avait besoin de se retrouver seule, d’avoir du temps pour elle et de profiter de ces quelques heures avant que la boutique ne ferme ses portes définitivement. Il était également temps pour elle de trouver une sortie, de choisir sa voie. De faire le point…
La rue s’animait peu à peu des cris des enfants, bien emmitouflés dans leurs manteaux colorés, que Marie-Cannelle pouvait apercevoir de sa fenêtre. Ils jouaient à chat et riaient de bon cœur. L’approche des fêtes faisait briller leurs yeux d’un éclat intense… La jeune femme songea alors à Gabriel et Érine, à ce que l’avenir leur réservait. Elle imaginait son ami, un bébé dans les bras et un sourire rayonnant sur le visage. Elle ne doutait pas qu’il ferait un père extraordinaire. À cette pensée, le cœur de l’antiquaire se serra. Secouant la tête, elle reporta son attention sur les enfants qui s’amusaient. Un couple passa, bras dessus, bras dessous, perdu dans un monde qui leur était propre. Le cœur de Marie-Cannelle se comprima un peu plus encore…
— Allez, il est temps de passer à autre chose. Il y a encore du travail ! s’encouragea-t-elle à voix haute.
Et c’était loin d’être faux. Marie-Cannelle devait encore installer les pièces à vendre pour les enchères, photographier ce qui devait l’être… Elle voulait aussi exposer un portrait de Mélie qu’elle avait fait imprimer spécialement pour l’occasion. Ainsi sa grand-mère serait-elle vraiment présente avec eux.
Marie-Cannelle descendit dans la boutique, alluma les lumières et les décorations de Noël, lança une playlist de saison et se dirigea vers la réserve. Il lui restait encore deux caisses d’objets représentant qui un pingouin, qui des enfants sur un lac gelé. Il était temps de leur trouver une place.
La nuit venait de tomber quand on frappa sur la vitrine. Marie-Cannelle, absorbée par les préparatifs, sursauta et se retourna rapidement. Un photophore doré, qu’elle venait de heurter, vacilla puis se précipita vers le sol. Dans un dernier geste pour le sauver, Marie-Cannelle l’élança en avant et saisit l’objet juste avant qu’il ne se casse sur le tapi. Puis elle leva les yeux et aperçut son ami, de l’autre côté de la vitre. Il la regardait d’un air fâché. Elle grimaça en lui ouvrant.
— Décidément, c’est une habitude maintenant, les mensonges et les secrets ?
— Bonjour à toi aussi.
Marie-Cannelle avait les yeux encore rougis et de grands cernes lui donnaient presque un air malade. Gabriel n’eut pas besoin d’en savoir davantage pour comprendre ce qui s’était passé. Il la prit délicatement contre lui, comme un oiseau blessé, et la serra doucement.
— Bon, Caramel, ce n’est pas tout ça, mais on a du pain sur la planche, lança-t-il après quelques minutes, quand les pleurs de la jeune femme se calmèrent un peu. Je vais chercher de quoi manger, tu nous fais de la place. Et on termine l’installation pour demain juste après.
Ils dînèrent dans le calme. Pour le plus grand soulagement de Marie-Cannelle, il ne fut pas question de Liam et de son absence. On ne parla pas non plus d’Érine. Gabriel raconta les dernières bêtises des trois grasses, qui avaient réussi à creuser sous le grillage pour aller manger des vers dans le composteur. Il avait dû les poursuivre à travers le jardin alors qu’elles caquetaient à tout va, au point d’inquiéter les voisins… Après un dernier câlin, le boulanger s’en alla, laissant Marie-Cannelle profiter du calme encore quelques heures avant, prédisait-il, que la foule ne se presse pour la vente aux enchères.
Et il avait eu le nez creux. Les curieux furent nombreux, dès l’ouverture des portes. La boutique fût bientôt emplie de dizaine de personnes, toutes présentes dans l’espoir de faire une bonne affaire ou un beau geste. Nombreux étaient ceux qui partageaient des souvenirs avec Mélie, et cet événement était, pour eux, l’occasion de lui rendre hommage, une fois de plus.
— Mesdames et Messieurs, je vous souhaite la bienvenue pour cette vente aux enchères. Je vous demanderai du calme et de la patience. Les lots mis en vente sont nombreux et nous les présenterons tous. Ils seront à régler dès l’achat, sous peine d’être remis en vente immédiatement. Je rappelle que seuls les objets et meubles étiquetés sont à vendre, certains n’étant là que pour le décor. Bonnes enchères à tous. Et nous commençons avec cette peinture à l’huile représentant le Vieux château…
Les enchères s’étaient poursuivies jusque tard dans la nuit. Marie-Cannelle n’aurait jamais espéré que la vente soit si courue. Des antiquaires venus du continent avaient spécialement fait le déplacement et se disputaient les objets avec les islais, dans une ambiance bonne enfant et plaisante.
La jeune femme vadrouillait de l’un à l’autre, s’attachant à ce que chacun se sente bien et ne manque de rien. Les biscuits que Gabriel avait apportés rencontrèrent eux aussi un franc succès, de même que le chocolat chaud et les jus de fruits.
Parmi les islais, certains avaient des anecdotes à raconter et l’album souvenir de Mélie se trouva augmenté de nouveaux souvenirs.
24 août 1944. Lorsque les bateaux canadiens arrivèrent en vue de l’île, ce fut à proprement parler la débâcle. Les Allemands quittèrent tout presque du jour au lendemain, sans se retourner. Ils abandonnèrent de nombreux objets dans la citadelle. Les Canadiens, eux, entrèrent en héros dans le port. On célébra comme on le pouvait, la libération. Mélie fut dénoncée, par un maire communiste qui avait été emprisonné chez nous. On lui attribua une liaison avec un jeune Allemand. Mais Mélie était Mélie. Rien ni personne ne lui faisait peur, disait-elle avec force. Et puis, un maire communiste, ça n’a pas beaucoup de poids… Les Canadiens ont bien convoqué votre grand-mère pour l’interroger, mais elle n’avait rien à se reprocher et on l’a laissée tranquille. Et puis les Allemands étaient partis, on ne voulait pas ressasser cette période qui faisait frissonner encore dans bon nombre de maison… Et quand les prisonniers revinrent, on oublia bien vite la gentillesse de Mélie envers ce jeune soldat allemand. Toute l’île est restée marquée par la Guerre, de longues années. La remise en service du phare a été le point final à cette période douloureuse, je crois. Mélie avait-elle entretenu des liens amoureux avec l’Allemand ? Je n’en sais rien. J’étais sûrement trop jeune à l’époque, pour comprendre ce dont il était question. Et on n’en a plus jamais parlé, comme si cet épisode n’avait pas eu lieu.
17 janvier 1942. Louis était encore jeune homme. Du haut de ses seize ans, il avait échappé, pour le plus grand soulagement de sa mère, à la mobilisation qui avait durement touché l’Île. Une soixantaine d’Islais furent embarqués de force pour le service obligatoire. Et on ne compte pas les prisonniers de guerre ! Tout le monde était sous le coup d’un couvre-feu qui ne laissait pas beaucoup de marge de manœuvre. Tout était surveillé, on ne pouvait quitter l’île que très difficilement. Même les pêcheurs n’étaient plus tout à fait libres. Louis avait réussi à se faire embarquer sur un des rares bateaux de pêche. Il partait le matin de bonne heure, quand la marée était favorable. Les Allemands menaçaient les familles de représailles si un bateau manquait à l’appel… Le capitaine de son bateau, Mathias, était un homme bon. Vieux loup de mer, une casquette vissée sur la tête en permanence et une pipe à la bouche, il ne souriait que rarement. Mutique depuis le début de la guerre, il n’y avait qu’en mer qu’il prenait la parole, donnant à ses matelots des directives et des ordres tranchants comme des rasoirs. C’est ce que Louis racontait… Un soir de pleine lune, le capitaine était venu le trouver. Ils devaient s’embarquer au petit matin, pour deux jours de pêche. Mathias avait parcouru la distance entre le port, où il habitait, et la maison de Louis, proche du centre de l’île, en longeant les murets et en se cachant à la moindre alerte. Il était entré dans la maison par l’arrière. La mère de Louis laissait toujours la porte de la buanderie ouverte. Il avait réveillé mon grand-père en lui mettant la main sur la bouche, l’avait invité à faire un baluchon rapide et lui avait intimé l’ordre de le suivre. Louis avait embarqué pour ne plus revenir. Officiellement, il avait disparu en mer. Officieusement, il avait été récupéré par un bateau en partance pour la Grande-Bretagne. Il avait fait partie des neuf islais à avoir réussi à quitter l’île Mélie était dans la confidence. C’était elle qui avait organisé, tant bien que mal, les fausses obsèques du jeune marin. Elle avait aussi soutenu sa mère autant que possible, lui affirmant que Louis était bien là où il était. Mon grand-père n’est revenu qu’à la fin de la guerre. Sa mère était déboussolée. Sans le soutien de Mélie, Louis nous a souvent répété qu’elle n’aurait pas survécu…
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